Nihal KUYUMCU
Jeter un coup d’oeil à notre environnement, lui prêter une oreille...
Chaque matin on sort de la maison, on prend la voiture sans regarder autour de nous et on part au boulot, et chaque soir on revient généralement quand il fait noir. Dans cette routine fiévreuse, on ne se rend pas compte de ce qui ce passe autour de nous, les changements, on ne les remarque même pas...
Mais ces changements passés inaperçus nous changent, nous façonnent, influencent notre mode de vie. Avec le temps nous perdons notre sensibilité et nous commençons a être indifférents aux laideurs. Nous n’arrivons pas, à conserver les beautés, à nous les approprier.
Figurons-nous un peu notre entourage, une ruine, un bâtiment historique, une fontaine ou un mur de fortification qui se trouvent dans notre rue... Si nous habitons à Istanbul, il n’est pas difficile de faire un effort. Avez-vous jamais pensé à frôler ce pan de mur en ruines et lui donner un bonjour en passant ? Avez-vous jamais salué par un léger sourire le maître maçon qui a mis pierre sur pierre il y a 500, peut-être 1000 ou 1500 ans ? Avez-vous jamais essayé de créer une espèce de lien entre vous et ce pan de mur ? Un lien sentimental ? Allez-y si vous voulez, vous allez voir qu’il ressuscite tout d’un coup tandis qu’avant, il se trouvait là, au coin de la rue, inerte et impersonnel. Il va commencer à vous raconter son passé, son présent, sa solitude, ses joies et ses malheurs.
Dans un centre culturel à Istanbul, nous avons mené une étude à ce propos pendant des cours de théâtre. Nous avons photographié les bâtiments dans une même avenue dans un vieux quartier d’Istanbul. Nous en avons fait des posters. La plupart des bâtiments de cette avenue étaient construits en fin du XIXe et au début du XXe siècle avec des ornements « art nouveau ». Une partie des bâtiments qui se trouvent dans la même avenue étaient des exemplaires pas très réussis de l’architecture contemporaine : hauts, avec des façades recouvertes de vitres en couleurs, que l’on peut appeler « modernes ». Nous avons mis les posters aux murs et nous avons dit aux enfants de les examiner tous en détail, puis d’en choisir un et de l’imaginer comme s’il s’agissait d’un être humain. Ensuite nous avons donné aux enfants des papiers et des peintures pour que chacun représente la personne qu’il imagine. Quand les enfants ont fini de peindre, nous avons constaté que les bâtiments modernes étaient représentés en tant que jeunes filles ou garçons. Cependant les bâtiments de style ancien, ornés de fleurs et de statuettes étaient transformés en vieilles personnes.
Nous avons posés des questions sur ces représentations : est-ce que la personne peinte est heureuse ou malheureuse ? Est-elle pauvre ou riche ? A-t-elle reçu une éducation ou non ? A-t-elle une famille ? Des enfants ?
Au fur et à mesure qu’on obtenait les réponses, une différente histoire se formait pour chaque bâtiment. Un gratte-ciel dont la façade est recouverte de vitres était un jeune père moderne ayant un ou deux enfants, ayant reçu une bonne formation et connaissant une langue étrangère. Un vieux bâtiment était une vieille femme solitaire, chic mais pas très riche, triste et ayant besoin de l’appui des autres. Elle était malheureuse car elle était entourée des jeunes gens modernes qui ont des goûts différents, qui parlent une autre langue, avec qui elle ne pouvait pas s’entendre par la suite du conflit des générations.
A un certain stade de notre activité, nous avons signalé aux enfants de faire attention aux changements qui ont eu lieu sur les bâtiments. Les restaurations, les changements ne s’accordaient pas avec l’époque et le style du bâtiment en question et paraissaient précaires. Par exemple les châssis de fenêtre en bois d’un vieux bâtiment historique étaient remplacés par ceux en plastique. Un autre vieux bâtiment était caché par des panneaux d’affichage. Les enfants ont comparé ces changements discordants des bâtiments aux vêtements ou au maquillage de la vieille femme qui sont incompatibles avec son âge.
Ce dont je viens de donner quelques exemples était une activité préparée dans le contexte du projet intitulé « Théâtre dans l’éducation ». Le but est de réveiller notre sensibilité sur notre entourage pour que nous nous rendions compte de ce qui se trouve dans notre environnement, que nous réfléchissions sur ce que nous venons d’apercevoir. Ainsi on vise à former une perspective, une prise de conscience contre l’urbanisation mal planifiée avec un point de vue critique. Le théâtre qui donne la possibilité de visualiser, de concrétiser l’idée en la transformant en un sujet malléable ouvert à l’étude est à la base de ces activités. Le processus commence par voir, par remarquer le problème, le deuxième étape est la mise au point et la recréation. Trouver les liens entre ce qui existe et ce qui vient d’être recréé, voir les contradictions ou parallélismes signifie le début d’un nouveau processus. Car pour résoudre les problèmes nous devons d’abord les voir.
Notre petite activité ne propose qu’une méthode, une manière de voir. Pour comprendre qu’il y a une urbanisation mal planifiée et l’érosion des valeurs ésthétiques dans un endroit déterminé, il n’est pas nécessaire d’être architecte ou historien d’art. Avec notre méthode, vous établissez un lien, une empathie avec votre sujet d’étude, vous gagnez une nouvelle sensibilité et commencez à voir et critiquer le monde d’un oeil différent. Vous pouvez changer cette méthode avec les groupes d’âge différents, dans le domaine que vous désirez travailler. Par exemple, pendant notre activité avec des universitaires, nous avons préparé une scène où tous les bâtiments personnifiés se retrouvent dans un cocktail. Ainsi la vieille dame et le parvenu étaient ensemble, on pouvait montrer le dialogue de sourds entre eux, donc le chaos, la discordance et la pollution visuelle qui règnent dans le quartier étaient incarnés par l’intermédiaire du théâtre.
Faire parler les objets comme s’ils étaient des personnes permettra d’attirer l’attention sur leur histoire. Ainsi les « bâtiments construits pour être lus comme des livres » selon Victor Hugo vont recommencer à parler. Cett conversation serait artistique. Elle ne serait pas seulement dans le passé mais aussi étroitement liée à aujourd’hui. D’une part, on essaie d’attirer l’attention sur le phénoméne ésthétique et multiplier la demande d’esthétique de la société, d’autre part diminuer l’aliénation pour que le sédentarisme gagne du terrain, ce dont notre société a besoin. Dans la mesure où les textes, les actes et les bâtiments s’accordent, l’aliénation va disparaître et l’esthétique va triompher.