Musique extraordinaire des mots ordinaires

Christian Bontzolakis

L’auteur intervient dans de nombreuses activités d’écoute de la parole de l’autre (quartier, villages, entreprises...). Avec les populations il participe alors à l’élaboration de spectacles, manifestions diverses autour de la parole vive. Il nous a semblé intéressant de rendre compte d’un aspect original de son travail. C’est ainsi qu’à la suite de l’article qui présente sa démarche nous faisons place à deux textes :

- l’un est la transcription d’une partie d’un entretien portant sur le « petit défaut ».

- l’autre est le propre texte de l’auteur construit à partir de cette rencontre.

Les mots que l´on dit ordinaires sont toujours extraordinaires. Ils portent en eux la musique de la vie. Cette musique peut être légère, grave, dramatique, humoristique. Le plus souvent, elle brasse tous ces registres.

Depuis près de dix ans, avec le théâtre Incarnat et, à plusieurs reprises en partenariat avec la Fondation Royaumont, en région parisienne, j´interviens en amont de spectacles dont les auteurs et les acteurs sont les habitants de quartiers « sensibles » (existerait-il des quartiers insensibles ? « Sensibles » renvoie à la terminologie officielle qui ne supporte plus que l´on évoque des quartiers « en difficulté »). Gennevilliers, Persan, Argenteuil, La Courneuve, Gonesse... Mon rôle consiste à rencontrer, le plus souvent individuellement, les habitants, tous âges et toutes origines confondus et à m´entretenir avec eux. Il y a rarement de thème de départ, ou alors très ouvert (celui de la rencontre par exemple). Nous sommes en tête-à-tête, il ou elle ne me connaît pas et nous nous découvrons mutuellement. Nous parlons ensemble une petite heure. Parfois, nous nous revoyons une fois ou deux. Souvent, on me dit: « je n´ai rien à dire » ou « je n´ai à dire que des choses banales ». Bien sûr, ces non-dits ou ces paroles ordinaires recèlent des trésors. Tout le monde a quelque chose à dire. Et ces « banalités » se révèlent chargées du poids de la vie. Elle portent leurs charges de souffrance, de colère, de révolte, de désir, de souvenir.

Ces paroles, je les note fidèlement et, au cours de l´entretien, je leur en donne réguliérement lecture de façon à ce qu´ils en gardent bien présents la teneur et le fil. Bien sûr, je les préviens que la totalité de leurs paroles ne sera pas utilisée pour le spectacle à venir: ces spectacles regroupent de 20 à 60 personnes et risqueraient de durer 48 heures ! Ensuite, nous nous mettons d´accord sur le ou les passages qui seront gardés pour ce spectacle, et qu´ils porteront sur scène - spectacle dont une des trames sera le montage de l´ensemble de ces paroles individuelles.

Ces échanges sont chargés de beaucoup d´émotion. Il faut prendre garde à ne pas tomber dans le psychodrame, ni faire de la psychotérapie à la petite semaine. Il y a des gens qui «craquent», qui pleurent. Il convient de rappeler qu´il s´agit du démarrage d´un travail théâtral et de toujours garder du recul.

Les textes, issus de ces paroles, gardent l´intensité de la vie quotidienne, les mots ne sont pas retravaillés. Pas d´exercice de style. Pas de littérature au mauvais sens du terme. Du reste, au-delà de la restitution fidèle des mots de chacun, du rythme personnel, l´efficacité du spectacle est en jeu : plus la parole sera proche de la réalité, plus la distanciation du jeu théâtral, de la mise en scène, produira un objet artistique fort, donc valorisant pour les participants.

J´emploie à dessein le mot d´échanges. Le travail d´un écrivain est par nature solitaire - comme sont aussi solitaires ces paroles d´habitants, souvent enfouies, cachées, détournées ou niées. A moi de les faire émerger. En échange, je reçois tous ces moments de vie, dans leur immédiateté, dont le flux vient irriguer ce que j´écris.

L´exemple le plus direct remonte au printemps 2003 : j´avais été spécialement touché par ce que disait Henriette - elle a une soixantaine d´années, habite Gonesse et a été couturière. Elle parle de ce qu´elle nomme « le p´tit défaut ». Quand la chorégraphe Sylvie Molina m´a proposé de participer à un spectacle basé sur l´improvisation, associant danseuses, musicien et écrivain, je suis parti du texte d´Henriette, de ses mots, du souvenir que j´avais d´elle, pour composer un texte - on trouvera ci-dessous le texte d´Henriette et son « interprétation ».

A côté de ce cas particulièrement évident, c´est l´ensemble de mon rapport à l´écriture qui s´est trouvé modifié au contact des mots de la vie. Et c´est un immense cadeau.

Le p´tit défaut

(le texte d’Henriette)

(...) J’aime le travail bien fait. J’ai toujours travaillé de mes mains et j’en suis fière. Chez nous, fille ou garçon, il fallait avoir un métier. Je suis très fière d’être une manuelle. Pour faire un beau travail, il faut aussi que la tête marche.

Un millimètre c’est un millimètre, c’est pas deux millimètres.

Quand on regarde, il y a toujours un petit défaut. Je suis complétement athée, mais il n’y a que Dieu qui fait des choses parfaites, un beau travail bien fait.

...Quelqu’un de bien, c’est quelqu’un qui a rendu les autres heureux. Si on n’a pas donné un peu de son temps, on n’est pas complet. On meurt en égoïste.

Un agriculteur voit ses sillons bien droits. Il dit : « C’est du travail bien fait ».

...Le petit défaut, il n’y a que celui qui le connaît qui va le déceler. Il voit quelque chose qui n’est pas bien. Je fais toute une robe et, là, il y a un petit quelque chose. Je livre une veste : il y a un point de doublure qui passe sur le dessus. Un seul. Pas 50 ! Un seul ! 100 vestes sur un portant : on en prend une et c’est celle, la seule, où le bouton ne tient pas !

On le voit, le petit défaut, parce qu’on voit que ce devrait être autrement. On connaît bien ce travail. Tiens ! Là, il y a un petit schmilblick !

On le défait, le défaut. Ou des fois on le laisse : personne ne le verra ! Et personne ne le voit. Un défaut que personne ne voit, il disparaît. Si personne ne le voit, on l’oublie. Les autres ne le voient pas, ne l’ont jamais vu - et l’auteur du défaut bénin l’oublie.

Les défauts graves, c’est plus des défauts : ce sont des horreurs. Exemple : j’ai connu l’Occupation, la guerre et tout ce qui en a découlé. J’ai encore du mal à entendre parler allemand. Je ne peux pas. Les bruits de botte, jamais je ne pourrai les supporter. (...)

Le p’tit défaut

(le texte de Christian)

Est-ce que j’ai un défaut,

Un p’tit défaut que personne voit sauf moi

un défaut que personne voit c’est un

Défaut ou pas

Sauf moi qui voit

C’est un défaut ou pas ?

 

Si tu l’as jamais vu le p’tit défaut

Sauf toi qui l’as vu

Le p’tit défaut

Le p’tit défaut à toi

S’efface ?

OK ?

 

Le p’tit défaut

Faut-il que j’défasse le p’tit défaut

Vu que j’suis seule ?

Je le refais avec toi

De là à là

Avec un p’tit déséquilibre ?

 

Schmilblick !

Un millimètre c’est pas deux millimètres !

 

Est-ce que j’ai un défaut un p’tit défaut

Vu que personne l’a vu

J’l’oublie mon p’tit défaut

Ah mon p’tit défaut mon p’tit défaut

Mea culpa

J’vais te le défaire mon p’tit défaut

Ou pas

Que personne

sauf moi

voit

Un défaut que personne voit

S’efface - un p’tit défaut ?

 

Schmilblick !

Un millimètre c’est pas deux millimètres !

 

Faut s’en défaire du p’tit défaut ?

 

Si j’ai un p’tit défaut bénin

On le défait l’défaut, l’petit bénin défaut ?

Le p’tit quelque chose qui ne va pas ?

Ou on le laisse ?

Un défaut que personne voit il s’efface

 

Schmilblick !

Un millimètre c’est pas deux millimètres !

 

Ou on le fait le p’tit défaut que personne voit

On le fait il s’efface

vu que je suis seule avec

Mon p’tit défaut

 

Schmilblick !

Un millimètre c’est pas deux millimètres

 

Faire et défaire

Un millimètre c’est pas

On le défait on le refait

C’est pas deux millimètres

 

Schmilblick !

 

Vu que j’suis seule

De là j’vais là

Avec un p’tit déséquilibre

Tu vois ce que je veux dire

Au plus près

Beaucoup plus près

OK ?

 

Schmilblick !

Un millimètre c’est pas deux millimètres

 

Je prends le risque

Hop !

Je suis ailleurs

Tu vois ce que je veux dire

Comment passer de ça à ça

Je m’rappelle pas trop

 

Ce serait direct plus direct

Un p’tit défaut que je défais

Que je refais que tu refais

Tu prends le risque ?

Hop !

 

Un p’tit défaut tu vois

Ce que je veux dire

Ça serait

Tu vois ce que je veux dire

 

Et la même chose ensuite

Au plus près

Beaucoup plus près

Comment passer de ça à ça

Sans que ça se voit sauf pour moi tu vois

Le p’tit défaut

Juste à défaire

 

Schmilblick !

Un millimètre c’est pas deux millimètres

 

Hop ! je suis ailleurs

Tu vois ce que je veux dire

Comment passer de ça à ça

Avec un p’tit déséquilibre

Tu vois le hic ?

A toi !

 

Je le refais avec toi le p’tit défaut

Que j’ai pas vu sans toi

C’est pas tranquille en toi

D’accord ?

 

Schmilblick !

Un millimètre c’est pas deux millimètres !

 

Sauf ce craquement

Tu vois ce que je veux dire

Un millimètre c’est

Ce bruit de bottes ce bruit de bottes

C’est pas deux millimètres

Jamais je ne pourrai le supporter

Tu vois ce que je veux dire

Avec rien qu’ça ce p’tit défaut

Comment passer à autre chose ?

 

Schmilblick !

Un millimètre c’est pas deux millimètres !

 

Je me rappelle plus trop comment c’était après

Ce p’tit défaut ce p’tit défaut du bruit des bottes

Avec un p’tit déséquilibre

OK

OK

OK

OK

A toi. (...)

 

Christian Bontzolakis
Eléments bibliographiques :

Auteur de plusieurs pièces de théâtre créées à Paris, en banlieue parisienne ( Demain, demain au Théâtre de Gennevilliers, Centre National Dramatique) et en Ardèche,

Christian Bontzolakis est également scénariste

( Une femme en bataille , de Camille Brottes, avec Dominique Blanc, France 3 ;

Mina ne connaît pas le é , Fondation Royaumont).

Il a écrit de nombreux articles sur des créateurs contemporains (plasticiens, architectes, designers, dramaturges).

Il travaille avec la Fondation Royaumont, notamment dans le cadre de «Langage & Ecritures», et avec le Théâtre Incarnat en région parisienne, dans le cadre de spectacles avec des habitants (dix spectacles créés).

Avec la chorégraphe Sylvie Molina et le musicien/compositeur Jean Cohen, il a présenté «Lectures croisées» à Villeurbanne («Festival Chaos/Danse», Salle Gérard Philipe)

En Ardèche, où il vit, Christian Bontzolakis est le fondateur et un des animateurs des «Estivales du Château du Pin».

Il a publié

Des poèmes,

Le carré est carré... (Editions Grasset-Jeunesse),

Un roman,

Sous l’aile d’un corbeau (Editions Jean-Michel Place),

Des pièces de théâtre,

Mandibule ,

Chut(es) ! (Editions du Pin)

Et un récit,

Bal au bois de Païolive (Editions du Pin).

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