Lecture critique Eté 2006

Patrick Joquel nous propose ses Lectures critiques de l’été 2006
 

Coups de cœur : il y en a trois !

Titre : La poévie de Daniel Biga

Christian Bulting a réuni ici 27 textes, poèmes, images d’auteurs différents. Tous ont pour point de convergence Daniel Biga, sa vie, sa poésie. Autant de regards croisés qui plein de tendresse pour celui-là, esquissent non pas un portrait figé mais comme un paysage, mouvant dans la lumière et le silence. Comme un refuge. Comme un étonnement de vivre et de participer à ce monde. Comme quelques mots jetés sur l’espace et qui déclenchent des ondes… Un livre que tous ceux qui aiment Biga devront se procurer. Un livre aussi pour ceux qui seraient tentés de se lancer dans une étude de l’œuvre de ce poète, à l’université ou ailleurs… Un livre référence que les bibliothèques branchées sur la poésie contemporaine se doivent de partager ! En ouverture la réédition d’octobre 1968… en fin, octobre 2001. Une trentaine d’années, une odyssée, séparent ces deux journaux… Le même homme qui avance de son pas bonhomme et souriant. Et que je lis avec émotion. Questions d’échos soulevés. De proximité aussi.

Titre : C’est quoi un poème ?

A cette éternelle question C’est quoi un poème ? Jacqueline et Claude Held proposent ici trois pistes de réflexions. Et quelques pages pour les baliser… La piste du haïku… Le poème serait ce petit chose de mots qui se saisit d’un instant du monde et l’offre à l’autre, le fait durer, en fait mémoire… Une sorte de photographie sans image, l’image demeure en soi-même, elle est créée par les mots… La piste du dire… Le poème serait ce texte court qui dit quelque chose du monde réel ou imaginaire, qui dit que les mots sont là pour s’en servir, pour jouer avec comme pour interroger ? pour raconter, partager, mettre en place et créer des mondes ; autant de mondes que de poèmes et beaucoup plus de mondes encore que de poètes : chaque lecteur réagit différemment… Et que serait une marelle sans ciel ?

Un poème est-il une marelle ?

On pourrait dire, comme ça :

« Un poème est une marelle ».

Bon. Mais quand même :

Une marelle, c’est un espace.

Une marelle, ça déroule le temps.

Avec cette marelle,

On va où, comme ça ?

D’hiver à printemps,

D’été en automne…

Et pis l’enfer ? Et l’paradis ?

Une marelle, si ça s’respecte,

Faut qu’y ait un ciel…

On n’y échappe pas !

Troisième piste… Le poème est objet de pure invention. De pure imagination. Le poète est un doux rêveur… qui transforme le monde selon son désir… qui le crée… le recrée et qui par la magie d’un mot en fait tout autre chose encore… Il travaille avec les mots, un peu comme un dieu qui ne se prendrait pas au sérieux, et passe une grande partie de son temps à osciller tel un funambule langagier entre réel et imaginaire… Parfois les passants s’arrêtent, le regardent, étonnés, ouvrent un livre et se disent « Finalement c’est quoi un poème ? »

Titre : Nilda

Un petit livre à couper le souffle. Intense émotion de lecture. Je rêve d’entendre et de voir ces textes sur une scène. Dans une grande sobriété de décor et de jeu. De quoi s’agit-il ? D’un livre à mettre dans les mains de nos lycéens par exemple, à l’âge où l’on veut changer le monde, faire la révolution… Mais aussi dans les mains de tous ceux qui sont tentés par le tout répressif… Un livre engagé donc. Mais engagé dans l’humain. Dans l’essentiel. Un corps. Un être. Une vie. Et l’Histoire qui passe et qui démantèle ! L’Histoire… Celle de Nilda Pena. Voici ce que nous dit la quatrième de couverture : Chilienne. 23 ans en 1974. arrêtée chez elle par la Direction Nationale du renseignement. Suite au coup d’état… Allende, souvenez-vous… Elle n’est jamais revenue. Sa photographie figure parmi 928 autres sur un mur de la mémoire, à Santiago du Chili… En 2003, le journal Libération publie cette photo. Laurent Bourdelas s’est efforcé de recréer des fragments de vie à Nilda, d’imaginer son incarcération…

Une réussite !

Poésie

Titre : Parentines

Ce premier recueil de Sandrine Bettinelli ne me laisse pas indifférent, loin de là ! C’est un recueil d’une grande simplicité, et tenir cette simplicité sans tomber relève d’un bel équilibre d’écriture. D’une profonde douceur aussi. Douceur maternelle. Les pages caressent l’enfant qui joue et palpite, pleure parfois, en nous. Des poèmes qui se tiennent dans cet espace qui sépare et unit à la fois la maman et son enfant

[Si je suis, Tu naîtras.]

Ce grand et beau mystère de la vie

[Nous sommes rondes,

lunes pleines…

Nous sommes femmes

Et nous portons le monde]

Et puis de poème en poème le bébé grandit. Les poèmes l’accompagnent dans cette conquête du monde. A petits pas. Avec des regards. Des expérimentations. Et toujours ce ton juste, ce sourire ; cette inquiétude aussi qui se mêle à la paix… à la joie. Beaucoup d’émotions retenues, de sentiments et toujours avec la même justesse. Fignolé comme un moment de bonheur. A goûter comme un quatre heures, quand la journée suspend ses fatigues et que seul ronronne un petit bonheur !

Titre : désirs nomades

Un second très bel ouvrage des deux complices. Les encres et les mots se croisent, se donnent de l’écho, de la profondeur et de la couleur… Le poète travaille à partir des tableaux. Ce qui donne un élan différent à la rencontre. On rêverait de voir les originaux en exposition… On se réjouit que la Médiathèque départementale soutienne ainsi la création !

Nous passons au milieu des gens

Au milieu des rues et des champs

Nous avons bien remarqué

La fraise des bois

L’odeur du noisetier

La présence d’une toile d’araignée

Nous passons, éphémères

Parmi les éphémères,

Et la foule dans laquelle on se perd

Se perd aussi dans d’autres foules

Allant de jour en jour

Jusqu’aux bords de l’univers

Titre : Journal du houx vert et de la bruyère

La poésie donne sa voix au deuil. Les mots accompagnent, disent, font le deuil… Ils sont nombreux dans la bibliothèque ces livres où la voix déchire le silence, ravaude l’absence, retisse un présent possible… Forcément on y est sensible. La mort est une expérience commune. Partagée. Les mots de l’un ou comme ici de l’une font échos aux nôtres, disent ce qu’on ne saurait formuler, ouvrent enfin des horizons à la douleur, à la vie sans… Car c’est bien de cela dont nous parlent ces livres : de ce malgré tout vivre encore, un peu ; et du mieux possible, avec espoir…

Ici, les pages suivent la mort du père. Des textes courts, proses ou poèmes, écrits au fil des jours qui suivent… des éclairages… des souvenirs… des tristesses… du silence… Le papier, des mots, comme un dialogue avec l’être aimé, disparu. Interrompu. Seul demeure ce petit poids de chose… format poche. Et tout l’immense de la mémoire !

Titre : Eaux abondantes

Ce livre est traduit de l’Hébreu par Isabelle Dotan. Il comprend des poèmes tirés du troisième livre de Lyor Shtenberg et quelques inédits. C’est la première fois qu’il est traduit en français. C’est tout à l’honneur des éditions Gros Textes ! On ne dira jamais assez le travail de ces « petits » éditeurs pour porter aux hommes leurs poètes !

[Il n’est pas facile de saisir tout le visible. L’éventail

de l’œil tremble sous l’effort

et sous le soleil.]

Ces trois vers me semblent bien refléter les enjeux des poèmes traduits ici. Regarder le monde visible et s’en saisir. Tenter de s’en saisir. De le ramener à la lumière : dire. Dire ce qui est. Dire le désir et le manque. [Je préfère habiter près d’une rivière mais il n’y a pas de rivière dans cette ville.]. Ce regard vif paraît ressembler à celui du promeneur, celui qui arpente ses rues, sa ville, son désert, et le monde avec cette conscience de partout passer et vivre comme un étranger [… voilà, nous sommes revenus chez nous, étrangers] ; un précaire en horizon

[La chute

tranquille

dans la nuit]

Les seuls passeports pour cette vie, outre celui de papier qui ouvre les frontières, un poème parle d’une rivière dont j’ai aimé suivre le cours : Shannon River (Irlande) ; sont ceux de l’amour

[… au bout de ton absence

patiente ton corps proche, humain

pour me donner une place véritable

dans le monde.] et de l’écriture [Que les poèmes m’apprennent à sortir des poèmes.

Vivre.]

Voilà un petit ouvrage de 32 pages, avec l’écriture d’origine en belle page et la traduction en regard, qui donne envie de connaître davantage ce poète !

Belle page

Viens dormir avec moi

Viens dormir avec moi. Dehors l’hiver, le vin

nouveau dans le verre. La musique est

bonne. Sur la table, un livre. Ses mots

pénètrent le monde : toute l’horreur

et l’inanité, le mal et le crime. Mais ce poème

est pour toi. Ce poème est mon corps

étendu près de ton corps ; il bouge

dans la pièce, dans la maison. Dors

avec moi, il se peut que nos corps produisent assez d’énergie

pour une ampoule incandescente, peut-être moins,

peut-être rien qu’une mèche de bonheur

entre la faim, le froid et la stupidité. Et alors ?

Lyor Shtenberg Eaux abondantes

Gros Textes

Titre : Songe de la limite

Le poète comme homme de l’attention et de l’attente. [D’autres espaces encore. Une attention et une attente de chaque instant les guette. C’est notre persévérance, exercée à marcher au bord du jour.] De la patience aussi. Pourquoi ? Pour tenter ce petit pas de plus… en avant ou de côté… Histoire de caresser l’au-delà de la peau d’un corps, histoire de traverser comme une tentative de comprendre ce qui se cache derrière la vie, la mort… Un ensemble de poèmes issus de la méditation, et donc à lire lentement, souvent afin de se laisser conduire sur les chemins qu’a empruntés Chartron et y découvrir cette liberté qui est la sienne. Liberté de celui qui a compris qu’il ne fallait rien tenir, qu’il fallait vivre les mains ouvertes, que la vie nous traverse et que rien ne se retient… Et qui essaie donc de vivre sans attache ; attention il ne s’agit pas de devenir sauvage et sans amis, le sans attache ici est dans le sens sans rien qui entrave… rien qui accroche… A vivre ainsi, on est saisi du vertige… on participe à l’élan de la terre et à sa jubilation certes, mais combien de fois ne sommes-nous pas tentés de nous rassurer, de revenir à l’étroitesse des vies sans surprises, emploi du temps et cravates… Oui un livre à emporter avec soi en vacances et à relire chaque matin pour en faire provision et lâcher prise, histoire de goûter un peu la liberté…

Titre : Sans raison apparente

Franck Cottet est un contemplatif. Un vrai. Un qui regarde. Qui se laisse regarder. Par le monde. Et c’est le monde qui vient à lui. Lui donne son nom. L’appelle. Rien n’est plus urgent pour lui que de sortir à la rencontre de son jardin, tout un monde… de la mer, tout un univers… Un attentif. Un de ces êtres précieux qui connaît la fragilité de la vie, de toute vie, et auprès de qui, la vie respire. Calme et souriante. Ouverte. Offerte. Un simple. Une de ces personnes qui sait recevoir les petits plaisirs de la vie et les transformer en immensité joyeuse ! Ses poèmes, à petits coups de crayons, jalonnent l’air de rien, tous ces petits plaisirs et les prolongent, de livre en livre, nous les partagent. On sort de là, apaisé. Le regard neuf et le cœur prêt à servir à nouveau. La poésie, c’est aussi cela, donner de l’air ! de l’espace ! où l’on puisse palpiter comme un enfant ! Franck Cottet est à lire en toute saison !

Titre : Au coin d’une rue

Le monde tout entier est là, sous nos semelles, devant nos yeux, nos sens : dans notre quotidien le plus banal avec ses listes de choses à faire, à ne pas oublier. Un monde qui déferle en nous avec les médias. Un monde que l’on croise en marchant vite sans vraiment apercevoir le SDF du porche, bien réel celui-là tandis que ceux qui s’abritent un instant dans l’écran du vingt heures nous émeuvent. Le monde est là, au coin de la rue. Et les rues qu’arpentent Colette Andriot dans ce livre sont aussi diverses que lui. Des poèmes qui relèvent de l’intime, oui. d’autres qui disent cet étouffement qui nous saisit parfois devant les roulements des informations nous emprisonnant dans leurs déferlements de sang, d’explosion, de mots creux. D’autres encore qui s’interrogent sur la vie, sur ce moi unique et pourtant répété à des millions d’exemplaires, avec les mêmes plaisirs, les mêmes soucis [Qu’est-ce qui fait mon humanité]… Des poèmes qui rêvent aussi d’une rencontre, une vraie rencontre amicale, au coin d’une rue. Peut-être pour mieux la traverser et trouver enfin [un éclat de monde] ?

dessin

Un ouvrage de dessins. Dessins au trait, ligne claire. Légendes de quelques mots pour les souligner. Et c’est magique. Chaque dessin fait son clin d’œil, soit aux mots, soit à notre actualité socio-politico-économique, soit à notre humanité. Le coup d’œil de Matt Mahlen, tout en douceur et en tendresse vise juste. Tout simplement. C’est un artiste engagé, militant et les dessins rassemblés ici témoignent de ce désir de participer, de témoigner, d’avancer. Ces dessins avant de se retrouver dans ce livre ont envahi le temps d’une semaine les rues et les murs de Châteauroux les Alpes. On suivait l’artiste à la trace de ses papiers… de son crayon… cette installation donne en partie la mesure de cet artiste à suivre…